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Amphibiens et produits phytosanitaires : un grand besoin d'informations

29. mai 2015, Catégorie: Ecotoxicologie aquatique Ecotoxicologie des sols Ecotoxicologie des sédiments Evaluation des risques

Amphibiens et produits phytosanitaires : un grand besoin d'informations

La majorité des amphibiens en Suisse sont en danger. Les causes avancées sont multiples et les produits phytosanitaires pourraient y figurer en bonne place.Cependant, étant donné que les effets des phytosanitaires sur les amphibiens ont encore été très peu étudiés, un atelier de discussion a été créé pour débattre entre experts des besoins de recherche et des moyens de protection des animaux menacés.

Les amphibiens occupent une place centrale dans le réseau trophique des écosystèmes : les têtards se nourrissent d'algues et de débris végétaux et animaux rencontrés dans le milieu aquatique et, après métamorphose, les batraciens servent de nourriture aux petits mammifères et aux oiseaux et chassent de leur côté cafards, araignées, insectes, limaces et autres organismes de petite taille. Dans les écosystèmes intacts, la biodiversité est élevée et la présence d'amphibiens atteste de la bonne qualité des habitats. La Suisse en compte 20 espèces, dont trois seulement ne sont pas menacées : la Salamandre noire, le Triton alpestre et la Grenouille rousse. Sur les espèces indigènes, 14 (soit 78 %) figurent sur la liste rouge de l'IUCN, l'International Union for Conservation of Nature  :  le Crapaud vert est considéré comme éteint en Suisse, neuf espèces sont jugées en danger et quatre sont qualifiées de vulnérables. De leur côté, les espèces cryptiques de la Grenouille verte sont considérées comme potentiellement menacées. Dans l'ensemble, le risque est particulièrement élevé dans les milieux s'asséchant par intermittence. Dans la littérature, plusieurs causes de menace sont avancées pour les amphibiens : fragmentation et modification des habitats, engrais et pesticides, maladies - chytridiomycose, notamment -, espèces invasives, rayonnement UV et changement climatique.

L'IUCN tient l’altération  d'habitats pour principale responsable de la disparition des amphibiens mais cite la pollution chimique en deuxième position. Etant donné que les amphibiens fréquentent beaucoup les terres cultivées, les produits phytosanitaires (PPS) pourraient jouer un rôle non négligeable. Jusqu'à présent, l'écotoxicité des PPS pour les amphibiens a été très peu étudiée. Or, l'an passé, l'Union européenne a demandé de façon explicite à ce que les données de toxicité sur les amphibiens soient prises en compte dans l'étude des demandes de mise sur le marché des produits phytosanitaires. A ce jour, aucune proposition concrète n'a encore été émise, que ce soit dans l'UE ou en Suisse, sur la manière dont cette toxicité doit être évaluée.

Législation relative aux produits phytosanitaires

Les PPS sont appliqués directement dans l'environnement pour protéger les plantes cultivées d'insectes ravageurs, de maladies et de la concurrence d'autres végétaux. Etant donné leur toxicité voulue, ils peuvent avoir des effets sur des organismes non cibles et doivent donc faire l'objet d'une évaluation minutieuse avant de pouvoir être utilisés dans l'environnement. En Suisse, les conditions de leur mise sur le marché sont spécifiées par l'Ordonnance sur les produits phytosanitaires et les données et critères à utiliser pour l'évaluation sont les mêmes que dans les autres pays européens : les effets de chaque substance doivent être évalués sur les oiseaux, les mammifères, les arthropodes, les végétaux non cibles, les macro et micro-organismes du sol, les poissons, les invertébrés aquatiques et les plantes aquatiques. Les tests sont effectués sur un petit nombre d'espèces choisies pour représenter les différents groupes d'organismes. L'objectif de l'ordonnance sur les produits phytosanitaires est cependant d'éviter que les PPS ne nuisent à l'environnement dans son ensemble et aux organismes non cibles en particulier. Jusqu'à présent, les effets sur les reptiles et les amphibiens n'ont pas été directement testés. Il a été considéré que la toxicité pour les têtards pouvait être déduite de celle déterminée pour les organises aquatiques et la toxicité pour les formes terrestres de celle mesurée sur d'autres vertébrés terrestes comme les mammifères ou les oiseaux.

Les amphibiens : un groupe à part

Contrairement aux organismes censés les représenter, les amphibiens ont un cycle biologique très particulier : les œufs sont pondus dans l'eau et les batraciens qui en émergent vivent tout d'abord dans le milieu aquatique sous forme de têtards avant de se métamorphoser et de mener une vie presqu'exclusivement terrestre. A travers leurs différentes phases de développement, les amphibiens entrent donc en contact avec les PPS dans leur nourriture, dans l'eau, dans le sol et dans l'air. Les modèles mathématiques utilisés dans le cadre des dossiers de demande de mise sur le marché (voir encadré « évaluation du risque écotoxicologique ») ne permettent pas d'évaluer l'exposition des amphibiens de façon satisfaisante. De par leurs multiples formes de vie, leur régime alimentaire est beaucoup plus varié que celui des oiseaux ou des mammifères. Il a cependant été peu étudié et s'avère difficile à évaluer. Toutefois, leur principale voie de contamination n'est probablement pas la nourriture, comme elle l'est chez oiseaux et mammifères, mais l'absorption cutanée. La peau des amphibiens est très importante pour la respiration, l'équilibre hydrique et les échanges d'ions et présente généralement une grande perméabilité aux produits chimiques. Elle n'est en aucun cas comparable à l'épiderme couvert de plumes ou de poils des oiseaux ou des mammifères. Jusqu'à présent, très peu d'études se sont penchées sur l'absorption cutanée des polluants chez les amphibiens.

L'évaluation du risque écotoxicologique

Le risque écotoxicologique lié aux PPS est évalué à partir de la sensibilité d'une espèce et de l'exposition attendue dans l'environnement. La sensibilité est déterminée dans des essais de laboratoire ou de terrain en évaluant le taux de mortalité au bout de quelques jours et les effets sur la reproduction, la croissance ou le comportement au bout de quelques semaines d'exposition. Les tests sont effectués selon des protocoles standardisés de l'OCDE, de sorte que des résultats similaires puissent être obtenus dans différents laboratoires avec les différentes substances. Etant donné que, dans les procédures d'autorisation, le risque doit être évalué avant que les PPS soient utilisés dans l'environnement et que les concentrations environnementales des produits non encore autorisés ne peuvent pas encore être connues, celles-ci sont estimées à partir de modèles. Les milieux aquatiques sont alors représentés par des milieux standards de 1 m de large et de 30 cm de profondeur à l'eau stagnante ou à faible écoulement. Les PPS peuvent contaminer ces milieux soit par drift aérien pendant la pulvérisation, soit par ruissellement ou drainage. Pour les animaux vivant au contact du sol comme les oiseaux et les mammifères, l'absorption de PPS est modélisée à partir de l'ingestion de graines, de plantes ou d'insectes en considérant la quantité de résidus présents dans la nourriture et les quantités consommées.

Exposition et effet des phytosanitaires sur les amphibiens

D'après les quelques études disponibles, la toxicité aiguë des PPS pour les amphibiens dans l'eau n'est pas plus élevée que pour les organismes représentatifs. C'est ce que montre la comparaison des CL50 déterminées pour différents amphibiens avec celles mesurées sur la truite arc-en-ciel (la CL50 est la concentration de pesticide causant la mort de la moitié des animaux testés). Plus de 250 valeurs avaient été déterminées avec 48 espèces de batraciens et différents stades de développement (embryons, têtards etc.). Peu d'études sont en revanche disponibles sur les effets chroniques ou sublétaux. L'une d'entre elles parvient à la conclusion que les poissons réagissent alors de façon plus sensible que les amphibiens. De même, les données concernant l'exposition des stades terrestres et la toxicité des PPS à leur endroit sont rares. Il est donc difficile d'estimer le danger encouru par les amphibiens par rapport aux espèces censées les représenter en milieu aquatique ou terrestre.

Plusieurs essais de laboratoire ont montré que les PPS pouvaient être toxiques pour les amphibiens aux concentrations habituellement rencontrées dans l'environnement. Dans une étude effectuée avec sept préparations différentes (4 fongicides, 2 herbicides et 1 insecticide), des taux de mortalité élevés ont ainsi été mesurés chez des grenouilles rousses sur lesquelles des PPS avaient été pulvérisés à des concentrations comparables à celles autorisées en Allemagne. De même, des effets ont été observés en laboratoire sur des têtards : retards de croissance, malformations, perturbations endocriniennes, etc.

Deux voies d'exposition attendent les amphibiens en milieu agricole. D'un côté, ils peuvent entrer directement en contact avec les polluants en séjournant dans les champs cultivés ou en les traversant pour aller pondre ou après la métamorphose. Mais des PPS peuvent également se trouver dans les mares temporaires dans lesquelles les têtards aiment se développer. Pour l'heure, l'Ordonnance suisse sur la protection des eaux ne fixe de seuil de concentration pour les produits phytosanitaires que dans les cours d'eau permaments et les mares ne sont pas prises en compte dans les programmes de surveillance. Cela signifie que nous disposons de connaissances insuffisantes aussi bien sur l'exposition des amphibiens aux phytosanitaires que sur leur sensibilité à ces polluants.

Un atelier de discussion entre experts

Le cycle biologique particulier et la physiologie des amphibiens ne sont pas représentés par les organismes actuellement utilisés dans les tests mis en œuvre pour l'évaluation du risque écotoxicologique. C'est pourquoi l'Agroscope, le karch (Centre de coordination pour la protection des amphibiens et reptiles de Suisse) et le Centre Ecotox organisent un atelier devant rassembler un panel d'experts le 17 juin 2015. Ce workshop vise à analyser la situation en Suisse de façon proactive et à proposer des pistes d'action. Il permettra par ailleurs de créer un réseau et de renforcer les échanges scientifiques. Des experts venus de tous les domaines ont répondu à l'appel des organisateurs : recherche, administrations, agriculture, industrie et ONG environnementales. Les questions suivantes sont notamment à l'ordre du jour :

  • Quel est, d'après les experts, le risque représenté par les PPS pour les amphibiens sur le terrain ?
  • Quelles sont les mesures pouvant être mises en œuvre sur la base du bénévolat ou du principe de précaution pour réduire les impacts sur les populations d'amphibiens ?
  • Sur quelles questions la recherche doit-elle se pencher pour améliorer l'évaluation du risque écotoxicologique en ce qui concerne les amphibiens ?

Les résultats de ces réflexions seront publiés dans une revue spécialisée suisse. Nous espérons ainsi contribuer à une meilleure protection des amphibiens de Suisse contre les produits phytosanitaires.

Contacts

Annette Aldrich, annette.aldrich@agroscope.admin.ch

Marion Junghans, marion.junghans@oekotoxzentrum.ch

Benedikt Schmidt, benedikt.schmidt@unine.ch